Les projets de programmes pour la nouvelle mouture du CAPES ont été partagés hier sur Twitter.
S'il s'agit de projets (et donc pas, pour l'heure, de programmes officiels), ils sont révélateurs de plusieurs faits très problématiques pour l'enseignement dans le secondaire :
- L'enseignant dans le secondaire n'est plus un spécialiste : le bagage disciplinaire attendu est celui enseigné. Autrement dit, on attend d'un enseignant qu'il sache répéter les traces écrites des élèves, sans maîtriser la profondeur disciplinaire derrière ces traces écrites. En histoire et en géographie, cela pose de nombreuses questions sur la capacité de ces futurs enseignants à décrypter les dessous idéologiques de certains manuels, voire de futurs programmes...
- Le savoir disciplinaire n'est plus le coeur du métier : avant d'être apte à transmettre, l'enseignant devient celui qui est apte à être présent. Certes, il existe une crise forte du recrutement, mais le pire est certainement de retirer aux enseignants toute compétence de transmission et de les réduire à un rôle de présence. Au mieux, des gens passeront sur des contrats temporaires, le temps de trouver ce qu'ils souhaitent réellement. Au risque d'épuiser et de désenchanter celles et ceux qui sont encore dans le métier par goût de la transmission. Un tel message est un désaveu très fort, qui ne poussera pas celles et ceux qui hésitent à s'engager dans l'enseignement pour un temps long. Au pire, les démissions et les abandons de poste augmenteront face à un désaveu de plus.
- Les compétences d'un enseignant relèvent du saupoudrage, l'enseignant étant celui qui ne sait pas réfléchir aux savoirs qu'il transmet, mais qui sait transmettre des savoirs sans recul.
Une conception tronquée de l'autorité en éducation
Il me semble que l'un des enjeux qui agit comme un biais cognitif est celui de l'autorité. Depuis des décennies, les discours du politique sur l'Éducation nationale prônent le rétablissement de l'autorité (des enseignants, mais aussi, plus généralement, de l'ensemble de la communauté éducative, bien que les autres acteurs de l'École soient souvent peu mis en visibilité dans ces débats).
Or, l'autorité éducative ne correspond souvent pas à ce qui est appelé "autorité" dans ces discours politiques. Ces discours confondent souvent les effets de l'autorité éducative et ce qu'est l'autorité éducative. Par exemple, il est souvent question d'élèves qui se lèvent à l'entrée d'un adulte, qui ne bavardent pas (avec toute une mythologie sur le fait que "de mon temps, on n'aurait jamais discuter / rêvasser / jouer en classe" bien mise à mal par les iconiques photographies de Doisneau, bien connues dans l'imaginaire collectif).
La confusion vient d'une restriction de l'autorité éducative à la seule dimension de l'autorité statutaire. Autrement dit, l'autorité dans sa pluralité est souvent réduite à la seule posture d'autorité dans sa dimension de représentation institutionnelle. Pourtant, l'autorité éducative ne peut se construire seulement par ce levier : elle doit aussi et avant tout composer avec l'autorité de capacité et de compétence, qui repose sur les connaissances, l'expérience, la pratique de l'enseignant (voir, à ce propos, les travaux de Bruno Robbes sur l'autorité éducative, et notamment les ouvrages L’autorité éducative dans la classe.12 situations pour apprendre à l’exercer paru en 2010 et L’autorité enseignante. Approche clinique paru en 2016).
Bruno Robbes rappelle ainsi que "trop souvent encore, l'autorité est confondue avec un pouvoir de contrainte, associée à un recours possible à la force" (Bruno Robbes, "Relation d'autorité éducative et pratiques coopératives", conférence du 9 avril 2022, IIe colloque des pratiques coopératives, compte-rendu en direct par Sylvain Connac).
À titre d'exemples de cette confusion, qui ne touche pas que les acteurs politiques "hors-sol" par rapport au milieu éducatif, mais aussi une partie des acteurs au coeur de l'institution elle-même, voici quelques anecdotes (qui n'ont pas valeur de généralité évidemment !) autour de dévoyance de la pédagogie. Florilège de phrases entendues dans ma mission de coordonnatrice R.E.P. par celles et ceux qui décidaient des orientations à l'échelle de l'E.P.L.E. :
- utiliser sans cesse le terme de "pédagogie" pour n'évoquer que la "gestion de classe", réduisant le rôle de l'enseignant à celui qui "garde" ses élèves avant tout et, ainsi, réduisant l'établissement scolaire à un lieu de "gestion" des comportements où l'enjeu est avant tout de réduire le nombre d'incidents (ce qui est, bien évidemment, un enjeu à l'échelle de l'établissement scolaire, mais ne devrait être vu que comme l'une des conséquences du climat scolaire et des apprentissages et non comme la finalité de l'E.P.L.E.),
- prôner que les enseignants du second degré soient "pluridisciplinaires", et que "l'avenir" passe par le fait d'avoir des enseignants qui pourront alternativement enseigner l'éducation musicale puis les mathématiques puis l'anglais, à mesure des besoins de l'E.P.L.E. Alors même que la pluridisciplinarité est déjà le cas pour plusieurs disciplines (histoire et géographie, physique et chimie, sciences de la vie et sciences de la terre) et demande de vraies exigences dans les deux disciplines enseignées, il m'a été répondu "non, mais il s'agirait d'enseigner deux ou trois disciplines vraiment différentes, peu importe lesquelles", supposant que la géologie et la biologie, la physique et la chimie, ou encore l'histoire et la géographie seraient des sous-catégories d'une seule discipline, comme la géométrie et l'arithmétique en mathématiques... Et le tout pourrait être un "gloubi-boulga" de savoirs qui seraient transmis sans recul, l'enseignant devenant de plus en plus, dans une telle conception, un "animateur" de cours, une personne dédiée à occuper des élèves qui devront s'emparer des savoirs qui leur sont "projetés" sans plus de savoir-faire.
Sans prétendre que ces anecdotes puissent faire généralité sur les acteurs qui ont ces positions, elles me semblent tout de même très représentatives de ce qui est en jeu dans le pilotage pédagogique (de l'échelle de l'établissement à celle du ministère), qui est de plus en plus délaissé au profit d'urgences de "management" du personnel. Ces urgences sont des réalités quotidiennes importantes, il ne s'agit pas de le nier, mais le métier ne va certainement pas redevenir attrayant en dévoyant son sens. Autrement dit, les problèmes de manque d'enseignants ne vont pas être résolus en rendant l'accès au métier simplifié (sinon les "speed dating du recrutement" auraient déjà suffi à pourvoir tous les postes ces dernières années).
Le sens du métier n'est pas la gestion de classe : on ne peut confondre les moyens et le sens de l'enseignement. Ne nous trompons pas de grille de lecture, l'autorité éducative relève avant tout de la transmission de connaissances. Et transmettre des savoirs, ce n'est pas aussi simple que de lire des manuels et des polycopiés. Il faut un réel recul sur les savoirs pour pouvoir les transmettre. Autrement dit, il faut connaître et pouvoir comprendre les mécanismes à haut niveau pour savoir en transmettre l'essentiel, sans tendre vers l'absurde, le caricatural, l'erroné, voire le faux.
Le sacrifice de la géographie ?
L'alignement du programme du CAPES d'histoire et de géographie sur d'autres disciplines pour lesquelles les épreuves s'appuient depuis longtemps sur les programmes du secondaire, était prévisible et la tentation est ancienne. Un tel alignement, avec un concours qui sera passé en licence 3, laisse très peu de temps aux candidats pour approfondir, maîtriser et comprendre les enjeux de la discipline. En ce qui concerne l'histoire-géographie, on sait que moins de 10 % des candidats ont fait des études de géographie. Ce déséquilibre va s'approfondir avec un programme englobant 16 thématiques (8 en histoire et 8 en géographie) contre 6 questions aujourd'hui. Les préparants gagneront évidemment à mutualiser le temps de "fichage" de ces 16 thématiques, et le déséquilibre entre histoire et géographie risque de pénaliser cette mutualisation.
Le gonflement du nombre de thématiques est très inquiétant, parce que l'histoire et la géographie sont perçues comme des savoirs de "culture générale" pour lesquels des connaissances globales suffiraient. Pourtant, l'histoire comme la géographie sont des sciences qui se ne cessent de se construire et qui questionnent les prismes et les paradigmes dans lesquels elles se construisent. On pourrait multiplier les exemples, mais imaginons enseigner en 2024 la révolution française strictement de la même façon qu'en 1989 : on présenterait encore une Marie-Antoinette disant "qu'ils mangent de la brioche !", la révolution française comme la "fille de la misère", le 14 juillet 1789 comme une rupture tel qu'il a été mis en avant sous la IIIe République pour faire de la Révolution française un grand moment républicain en ne valorisant pas le rôle des élites bourgeoises, etc.
Un enseignant en histoire et en géographie doit être outillé en historiographie et en épistémologie de la géographie : transmettre ces disciplines n'a rien à voir avec de la "culture générale". L'histoire et la géographie décrivent, expliquent et analysent les conséquences d'une situation, d'un événement, d'actions.
La multiplication des thématiques (que l'on ne peut plus appeler des "questions de programme", j'y reviendrais) tend à amener les candidats à maîtriser superficiellement des thématiques, sans avoir le temps de les approfondir, ce qui est d'autant plus dommageable que les candidats n'auront pas deux années pleines d'études supérieures pour les deux disciplines (à moins de suivre deux licences distinctes, et donc d'allonger son temps d'études, ce qui n'apporte aucun avantage par rapport à un concours passé actuellement au niveau du master).
L'écriture du programme sous forme de thématiques, et non plus de questions, me semble encore plus inquiétante. Les thématiques ne sont pas problématisées, et ancrent davantage encore l'aspect "saupoudrage de culture générale" de ce programme. Pour la géographie, sont ainsi prévus des thèmes, qui représentent davantage à une introduction à la discipline, qu'à une réelle maîtrise de la discipline.
Alors même que les critiques sur l'érudition des programmes en histoire et en géographie dans les premiers et second degrés qui poussent les enseignants à "zapper" d'un thème à l'autre (et ce dès le CM1) sans nécessairement laisser le temps aux élèves de comprendre, d'apprendre, de maîtriser les savoir-faire, on reproduit ici les même rapport d'érudition saupoudrée dans les programmes des concours. Doit-on comprendre que les enseignements en histoire et en géographie sont perçus comme des cours de culture générale, et non plus comme des savoirs émancipateurs permettant de construire son esprit critique ?
Si l'on regarde précisément la géographie, les thématiques proposées correspondent à peine aux programmes du secondaire, dans la mesure où il s'agit de "saucissonner" la discipline en champs thématiques (la géographie de la population, la géographie urbaine, la géographie rurale, la géographie de la mondialisation, la géographie de l'environnement, la géopolitique) et régionaux (la géographie de la France, la géographie de l'Union européenne) sans la moindre problématisation. Ce "saucissonnage" est très dommageable, car il morcelle l'approche géographique au lieu de proposer de réfléchir, à travers l'étude d'objets géographiques spécifiques, à toutes les dimensions de la géographie et à l'approche systémique dans le raisonnement géographique. C'était le sens des questions en géographie proposées aux programmes du CAPES et des agrégations, qui étaient ancrées dans les programmes du secondaire et invitaient les candidats à s'approprier le raisonnement géographique dans toutes ses dimensions.
Des fils de discussion autour des projets de programmes pour le CAPES en histoire et en géographie
Les nouveaux programmes d’histoire-géo des concours font beaucoup réagir.
— Magali Reghezza (@MagaliReghezza) May 4, 2024
Pourquoi autant d’étonnement et d’inquiétudes ?
Petit 🧵👇 https://t.co/9VJdR41Apl
Pourquoi le projet de réforme des épreuves et du programme du CAPES, qui indigne de très nombreux collègues depuis hier soir, est-il une catastrophe annoncée ? Je parle ici de ce que je connais le moins mal : l'enseignement de l'histoire-géographie. 1/
— Philippe Prudent (@PhPrudent1) May 4, 2024
Présentées ainsi, les thématiques au programme ne sont plus des questions. Pire encore, elles sont moins problématisées que dans les programmes du secondaire. Elles sont aussi morcelées au lieu d'être pensées ensemble. En témoignent, à mon sens, la difficulté à accoler des termes derrière ces champs thématiques (par exemple, "Géographie urbaine : populations, dynamiques, activités" et "Géographie rurale : populations, dynamiques, activités") et régionaux (il est seulement question de la "géographie de la France" et de la "géographie de l'Union européenne").
Au quotidien, la géographie est le parent pauvre lors de recrutements de contractuels, faute de formation initiale pour ces collègues recrutés "au pied levé" qui feront de leur mieux mais seront bien démunis (et souvent vont véhiculer, malgré eux, les clichés d'une géographie mal-aimée qui a marqué leur propre scolarité). Dans de nombreuses académies, elle est également le parent pauvre de la formation continue, parfois à peine évoquée dans des thématiques dans lesquelles l'histoire prend une grande place, voire même totalement absente de certains plans académiques de formation.
Je me souviens de nombreux étudiants candidats aux concours externes qui découvraient réellement la géographie l'année du concours. Souvent avec angoisse, parfois avec réticence, la très grande majorité d'entre eux a appris à comprendre la géographie et son intérêt en approfondissant quelques questions (et non pas des thématiques) pendant la préparation. Beaucoup m'ont recontactée par la suite, heureux de transmettre la géographie, alors qu'ils ne l'envisageaient pas ainsi avant de passer les concours. Si l'épreuve du concours n'est peut-être pas la plus épanouissante pour découvrir une discipline, il n'en reste pas moins que se restreindre à ne plus l'aborder autrement que par un saupoudrage ne permettra pas de la transmettre avec aisance par la suite. Manquer d'aisance, c'est perdre son autorité de compétence. Manquer d'aisance, c'est aussi transmettre du stress, de l'angoisse, voire du malaise par rapport à une discipline, sentiments que les élèves s'approprieront face à cette discipline.
Pour l'anecdote, tout au long du lycée, j'ai cru ne pas aimer la géographie. En Seconde et en Première, je n'ai fait chaque année qu'un chapitre de géographie, rapidement, histoire de dire. Ce que je ressentais était que la géographie, il fallait la passer vite pour passer du temps sur l'histoire, celle qui valait le coup. Je n'ai aucune idée des intentions de mes enseignants d'alors. Peut-être n'était-ce que le stress de ne pas faire tout le programme d'histoire plus qu'une détestation de la géographie ? Peut-être était-ce un manque d'aisance par rapport à la géographie ? Je ne sais que ce que j'ai ressenti : la géographie, c'est nul et ennuyant. Quel choc de découvrir que j'aimais la géographie en classes préparatoires ! Mon parcours m'a permis de dépasser cette impression, mais bâcler la formation en géographie, c'est mettre les futurs collègues en difficulté face à cette discipline et faire ressentir aux élèves (peu importe la bonne volonté des collègues) une hiérarchie entre l'histoire et la géographie, telle que je l'ai ressentie à mon "époque" à la fin des années 1990. La discipline mérite mieux, et elle a sa place, avec l'histoire, pour être autre chose que de la culture générale, autre chose qu'un cumul de dates, de capitales et de chiffres.
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