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Relire la géographie de l'espace carcéral pour mieux penser les espaces scolaires

 

À l'heure où il est question de maintenir les élèves des collèges en éducation prioritaire (dans un premier temps, pour une extension à tous les collèges pour la rentrée de septembre 2026) dans les établissements scolaires de 8h à 18h, les travaux des géographes sur l'espace carcéral ne cessent de me revenir en tête. Sans en faire ici une présentation exhaustive, il me semblait pertinent de montrer combien cette géographie de l'enfermement forcé pouvait éclairé sur la manière dont on doit et dont on ne doit pas penser les espaces scolaires.

 

De nombreux points pourraient être soulevés, et en tout premier on pourrait rappeler que prolonger le temps scolaire est une aberration vis-à-vis des rythmes biologiques de l'enfant et du jeune, qui prônent bien au contraire qu'il faut réduire ce temps scolaire et le décaler pour faire commencer les élèves plus tard le matin. Ce point important risque d'être rappelé et expliqué ces prochains jours.

 

Il me semble que, si elle sera certainement bien moins médiatisée, la géographie a aussi des choses à dire sur une telle décision et ses impacts sur le parcours scolaire de l'élève. Pour ce plaidoyer pour penser par la géographie les espaces scolaires, je m'appuierais donc sur les apports de la géographie de l'enfermement, et tout particulièrement les études sur l'espace carcéral, et sur l'exemple de mon établissement : le collège Michel Servet, à Annemasse (en Haute-Savoie, à la frontière avec Genève), classé en éducation prioritaire, qui accueille plus de 1150 élèves dans un bâtiment si restreint que le département a ouvert depuis septembre 2022 une "annexe" temporaire (qu'il faut entendre comme des préfabriqués localisés à 800 mètres à vol d'oiseau du site principal) prévue pour 3 années scolaires qui accueille les 12 classes de 3e. Le collège regroupe 48 classes (et oui, on ne parle pourtant pas d'un lycée, mais d'un collège, dans un espace très restreint avec une cour carrée unique et deux escaliers pour faire circuler tous les élèves lors des inter-cours ou des récréations), un dispositif ULIS et un dispositif pour les élèves allophones EANA. Pour faire bref, on y "entasse" les élèves, de 8h à 17h pour l'instant, bientôt jusqu'à 18h si les annonces gouvernementales se confirment. Le collège est, enfin, localisé en centre-ville, la question des transports scolaires se posant pour une petite partie des élèves qui viennent de la commune périphérique de Vétraz-Monthoux.

 

Source : Portail cartographique de l'académie de Grenoble, https://extranet.ac-grenoble.fr/lizmap/index.php/view/default/accueil (lien accessible par Extranet uniquement)
Source : Portail cartographique de l'académie de Grenoble, https://extranet.ac-grenoble.fr/lizmap/index.php/view/default/accueil (lien accessible par Extranet uniquement)

Mobilités et territorialités des élèves dans le collège

 

Ces quelques éléments de contextualisation de l'exemple qui sera proposé ici étant posés, quelques rappels concernant les spatialités et les temporalités de la vie du collégien au sein de l'établissement scolaire. Un collégien n'a pas les mêmes mobilités qu'un lycéen : lorsqu'il n'a pas cours entre deux cours, il doit rester dans les espaces clos prévus : les salles d'études et, s'il est ouvert à ce moment-là, le centre de documentation et d'information (le C.D.I., qui peut ne pas être accessible, par exemple lorsque les professeurs-documentalistes sont en train d'y mener une séance d'É.M.I. - éducation aux médias et à l'information). L'espace vécu du collégien est donc très "formaté" et enfermant : ses mobilités se réduisent aux déplacements entre les salles pour accéder au prochain cours, ou de la salle à la cour de récréation pour les temps de pause.

 

Actuellement, les établissements peuvent créer des "régimes de sortie", qui sont laissés à leur libre arbitre. Dans les collèges, il existe généralement deux ou trois régimes de sortie : l'un étant très enfermant (l'élève est présent dans l'établissement de l'heure d'ouverture à l'heure de fermeture qu'il ait cours ou non), les autres étant des formes plus ou moins libres (par exemple, l'élève peut entrer à l'heure de son début de journée et sortir dès qu'il n'a plus cours), mais tous restreignent l'élève dans l'établissement entre deux cours (par exemple, si l'élève a cours de 8h à 10h puis de 11h à 12h, il ne peut sortir entre 10h et 11h). Ces dispositions sont relatives à l'âge des élèves au collège et à leur sécurité.

 

 

Pour résumer, dans le quotidien, les spatialités du collégien dans son établissement scolaire sont marqués par :

  • l'enfermement dans la salle de classe (où les pratiques enseignantes peuvent être très différentes, de nombreux enseignants permettant aux élèves de se déplacer pendant l'heure de cours, mais ce déplacement reste circonscrit à la salle de classe) qui représente la majorité du temps scolaire ;
  • les déplacements contraintes d'une salle de classe à l'autre ou d'une salle de classe à la cour de récréation (ces déplacements étant très courts, contraints par un trajet imposé, et souvent stressant pour les élèves qui se retrouvent tous, au même moment, à devoir circuler dans un espace restreint qu'est le couloir) : ici, l'architecture scolaire pèse énormément, et les élèves n'ont pas le même vécu selon l'établissement scolaire (on simplifiera en parlant de "densité d'élèves" pour désigner le rapport qu'exerce le nombre d'élèves par rapport à l'espace disponible pour ces circulations) ;
  • l'enfermement dans les espaces de l'attente que constituent les salles d'études (très souvent nommées "salles de permanence" par les élèves, choix souvent inconscient mais très révélateur de leur vécu dans ces espaces) et, parfois, le C.D.I. (un espace qui est vécu très différemment par les collégiens, entre espace de l'émancipation pour les élèves qui s'emparent de ses ressources et de ses possibilités, et espace de contournement pour les élèves qui y fuient la salle d'études, sans pour autant s'y projeter dans un espace qui leur offre d'autres possibilités que le contournement) ;
  • les espaces de la punition que constituent les salles d'inclusion-exclusion, et parfois les bureaux de la vie scolaire (tout particulièrement les bureaux des C.P.E. - conseillers principaux d'éducation) et de la direction (bien qu'il ne s'agisse certainement pas de restreindre leur rôle à l'aspect punitif, très loin de là, il s'agit ici de souligner la place de ces lieux dans le parcours scolaire des collégiens, mais aussi dans leurs représentations et dans leur vécu) ;
  • les espaces récréatifs dont l'accès est très restreint dans le temps de la journée scolaire, limité aux récréations (très souvent une le matin, une l'après-midi) et à la pause méridienne pour les élèves demi-pensionnaires : ici, les vécus des élèves diffèrent énormément en fonction de l'établissement scolaire lui-même, allant de la cour bitumée sans le moindre aménagement (et parfois même avec très peu de bancs, comme dans le cas de mon établissement où on ne trouve même pas une dizaine de bancs dans une cour carrée, avec trois arbres et sans préau) à la cour aménagée, où les espaces verts sont nombreux et où les espaces sont pensés pour créer du bien-être pour les élèves.

Il existe d'autres espaces dans les collèges, qui ne sont pas fréquentés de manière quotidienne par les élèves :

  • les territoires de l'interdit que constituent une partie des espaces administratifs, les espaces techniques et les espaces dédiés aux personnels ;
  • les territoires spécialisés que les élèves fréquentent occasionnellement, tels que l'infirmerie ou le bureau de la / du PsyEN (psychologue de l'Éducation nationale), quand ils peuvent être ouverts (puisque ces personnels dépendent souvent de plusieurs établissements scolaires ou de plusieurs institutions).

 

 

 

Les spatialités des collégiens pensés par le prisme de la géographie de l'espace carcéral

 

La géographie de l'espace carcéral permet de penser ce que fait l'enfermement aux individus et aux sociétés. Ainsi, Olivier Milhaud précise que "la prison est une peine géographique : elle punit par l’espace" (MILHAUD, Olivier, 2017, Séparer et punir. Une géographie des prisons françaises, CNRS Éditions).

 

À l'inverse, l'espace scolaire devrait être à la fois un espace d'apprentissage de la citoyenneté (par exemple, pour apprendre à vivre ensemble, c'est-à-dire à respecter les spatialités d'autrui) et un espace d'émancipation (où il est possible d'apprendre à faire avec l'espace, par exemple en y exerçant son esprit critique face à des logiques enfermantes qui pourraient être vécues hors de l'École).

 

Avant de poursuivre, il convient de préciser que tout n'est pas comparable, et qu'il ne s'agit pas ici de caricaturer, mais bien de montrer que la géographie de l'enfermement permet de mieux penser les espaces scolaires :

  • La contrainte spatiale est bien plus forte dans la prison qui impose une mise à distance totale, de ses proches et de la société, avec un enfermement total dans des espaces clos. Si l'élève doit rester dans l'espace du collège sur le temps scolaire, il ne s'agit pas du tout d'une punition par l'espace (ou tout du moins, il ne faudrait pas que cela le devienne, j'y reviendrais plus bas).
  • Si les mobilités sont contraintes dans l'espace scolaire, elles permettent tout de même aux élèves de choisir avec qui ils les partagent, notamment dans la cour de récréation. De plus, si les collégiens doivent nécessairement rejoindre la cour pendant les récréations, ce déplacement n'est en rien comparable avec le cheminement pour rejoindre et se déplacer dans les cours des prisons.

 

Néanmoins, tout comme pour la prison, l'agencement de l'espace scolaire fabrique ceux qui le fréquentent. Les annonces gouvernementales récentes visent tout particulièrement les élèves en difficulté : d'une part, il s'agit de les contraindre à se rendre plus tôt en début d'année scolaire dans l'établissement (annonce d'une rentrée anticipée pour les élèves en difficulté) ; d'autre part, il s'agit de prolonger le temps scolaire des collégiens des établissements en éducation prioritaire. Dans les deux cas, l'espace scolaire n'est plus alors un espace d'apprentissages et d'émancipation, mais un espace qui permet d'enfermer les "jeunes à problèmes", de les "sortir de la rue", de les restreindre dans un espace clos.

 

En assignant plus longtemps les élèves dans l'espace scolaire, il s'agirait de faire de l'espace scolaire (comme pour l'espace carcéral) un espace en soi qui déterminerait, à lui seul, les comportements sociaux des élèves. En ce sens, la géographie de l'espace carcéral montre les ressorts et les limites de cette croyance spatialiste :

 

"La conception de l’espace carcéral semble avoir toujours trahi, en France, une croyance spatialiste, qui fait de la prison la solution constamment avancée aux problèmes de déviance, un lieu apte à surmonter les contradictions sociales. Par spatialisme, nous entendons ce « mode de raisonnement, souvent implicite, qui fait de l’espace une chose-en-soi » et « l'idée, complémentaire, que les formes spatiales matérielles détermineraient l’organisation et les pratiques sociales »*. [...] L’espace – autant matériel qu’idéel – semble systématiquement mobilisé comme un actant matériel de l’enfermement, capable tout à la fois de punir, guérir, dissuader, amender..."

 

(MILHAUD, Olivier, 2015, "L’enfermement ou la tentation spatialiste. De « l’action aveugle, mais sûre » des murs des prisons", Annales de Géographie, n°702-703, p. 141)

 

* LÉVY, Jacques et Michel LUSSAULT (dir.), 2003, Dictionnaire de géographie et de l'espace des sociétés, Belin, Paris, pp. 864-865.

 

 

Néanmoins, pour assumer, concernant l'espace scolaire, une telle pensée spatialiste, encore faudrait-il déjà que les établissements scolaires soient aménagés pour produire les effets voulus. Autrement dit, ce n'est pas en prolongeant le temps scolaire des collégiens que les "déviances" visées (j'emploi ce mot à dessein, car il s'agit d'un discours portant bien davantage sur les comportements supposés des élèves - et de leurs familles de manière implicite -, que d'une décision portant sur les apprentissages, qui devraient être au coeur de la réflexion de l'Éducation nationale) que celles-ci disparaîtront. Au contraire même, les élèves pour qui l'espace scolaire est vécu comme un espace d'enfermement y auront davantage de comportements transgressifs pour y exprimer leur souffrance, leur mal-être. Sans compter le poids de la fatigue ajoutée à tous les élèves (et chacun sait les effets de la fatigue sur les jeunes).

 

Prenons le cas d'élèves qui ne comprennent pas, tout au long de la journée, ce qui est en jeu dans les cours qu'ils suivent. Pour ces jeunes, l'espace scolaire est un lieu d'enfermement, mais aussi de souffrance. Ce n'est certainement pas en prolongeant le temps de leur présence dans l'établissement scolaire qu'ils se réconcilieront avec les apprentissages et vivront l'espace scolaire comme un espace de bien-être. Il ne s'agit nullement de prétendre qu'il faut abandonner face à ces élèves et à leurs comportements, ni de prôner un discours permissif qui "excuserait" toutes les dérives possibles. Il s'agit de constater qu'allonger le temps scolaire sans rien changer de son fonctionnement n'apportera que des problèmes supplémentaires, et n'est en rien une solution, ni pour ces élèves, ni pour les autres élèves qui co-habitent avec eux, ni pour l'ensemble des personnels des établissements scolaires.

 

À ce propos, la géographie de l'espace carcéral apporte à nouveau un éclairage édifiant sur le risque de penser les espaces de l'enfermement de manière déterministe :

 

"Michel Lussault propose l’expression de dispositif spatial légitime pour désigner tout « agencement spatial, produit par un (des) acteur(s) à capital social élevé, doté d’une fonction opérationnelle et normative »*. Dès lors, ces dispositifs « constituent des formes d’organisation de l’espace, porteuses intrinsèquement de bonnes pratiques sociales »*. On pense bien sûr à l’hôpital, l’école ou la prison, trois institutions où des acteurs dominants ont pu arranger l’espace, pour l’organiser en dispositif contraignant.

Si les dispositifs peuvent certes « procéde[r] d’une intentionnalité et vise [r] à produire des effets de régulation du champ social et politique »**, on notera toutefois que leur fonctionnement concret peut échapper à cette intentionnalité. Ces formes d’organisation de l’espace ne doivent donc pas être comprises comme éternellement porteuses (qui plus est intrinsèquement) de bonnes pratiques sociales. Cependant, l’intérêt d’une entrée actorielle est de rappeler que le dispositif, à la différence de la structure, permet de désigner des acteurs qui sont plus que des rouages, des acteurs qui disposent, agencent, aménagent, réinvestissent, gèrent, font fonctionner le dispositif***. Il n’est pas d’espace sans pluralité d’acteurs, et les discours spatialistes sur la prison tendent souvent à l’oublier."

 

(MILHAUD, Olivier, 2015, "L’enfermement ou la tentation spatialiste. De « l’action aveugle, mais sûre » des murs des prisons", Annales de Géographie, n°702-703, pp. 156-157)

 

* LÉVY, Jacques et Michel LUSSAULT (dir.), 2003, Dictionnaire de géographie et de l'espace des sociétés, Belin, Paris, p. 266.

** LUSSAULT, Michel, 2007, L’homme spatial. La construction sociale de l’espace humain, Paris, Le Seuil, p.201.

*** POTTE-BONNEVILLE, Matthieu, 2002, "Dispositif", Vacarme, 7 janvier 2002.

 

 

Ainsi, la place des acteurs de terrain tend à être aseptisée, voire totalement oubliée, dans la fabrique du vécu scolaire. De plus, les réalités spatiales divergent très fortement d'un établissement à l'autre : prolonger le temps scolaire dans un établissement restreint, à taille humaine (autrement dit avec moins de 600 élèves), où de nombreux espaces de bien-être sont aménagés (notamment par une grande place pour les tiers-lieux), où la cour de récréation est verdie et pensée pour être confortable et accueillante, ne produit absolument pas le même vécu qu'un même prolongement dans un établissement où les élèves sont entassés, où les mobilités dans des espaces restreints amènent les élèves à sans cesse être bousculés, où il n'y a aucun espace vert ou aucun espace de liberté, de créativité, où les murs n'ont pas été repeints depuis plusieurs décennies, etc.

 

"Pour conclure, la confiance sans cesse mise dans le dispositif carcéral, la croyance des Révolutionnaires et de tant de nos contemporains en un espace carcéral apte à punir, soigner, réinsérer, dissuader, la réduction croissante de la peine de prison à sa dimension strictement spatiale (plus de fers ni de rationnement, seulement la privation d’espace, de mobilité, de télécommunication et de coprésence choisie), ou la légitimation sans cesse affirmée de la prison comme solution terminale au problème de la déviance, soulignent un surinvestissement des capacités spatiales aux dépens du rôle essentiel des interactions sociales."

 

(MILHAUD, Olivier, 2015, "L’enfermement ou la tentation spatialiste. De « l’action aveugle, mais sûre » des murs des prisons", Annales de Géographie, n°702-703, p. 158)

 

 

Il en est de même pour la géographie de l'espace scolaire, qui, dans les annonces gouvernementales actuelles, "soulignent un surinvestissement des capacités spatiales aux dépens du rôle essentiel des interactions sociales" (iloc. cit.). Or, ces interactions sociales ne peuvent être de qualité sans un nombre suffisant de personnels (dans toutes les fonctions), un pilotage local des établissements et des réseaux centré sur les apprentissages pour tous les élèves, etc.

Pour conclure : quelques points de vigilance

  • Les temps scolaires ne doivent être pensés que pour des objectifs d'apprentissages, et ne doivent pas être déviés pour des projets politiques portant sur les supposés comportements des jeunes.
  • Les espaces scolaires ne peuvent être normatifs que s'ils sont réellement accueillants : l'entassement des élèves (je n'ai fait qu'évoquer mon établissement, qui est "hors norme" pour la France métropolitaine, mais quid de la situation apocalyptique des établissements à Mayotte où les collèges peuvent atteindre 1800 élèves ?), l'absence d'espaces récréatifs, l'absence de verdure, l'état de détérioration de nombreux établissements ne fera que creuser les inégalités entre les établissements (et donc entre les élèves), et un prolongement du temps scolaire ne ferait qu'ajouter à cette violence par l'espace.
  • Si les travaux en sciences de l'éducation et en histoire de l'éducation sont de plus en plus nombreux à être médiatisés, les travaux des géographes gagneraient à l'être eux aussi, tant l'espace scolaire reste un impensé, reste malmené, et n'est mobilisé que par des prismes déterministres, dans les mises en place des politiques publiques.

Une très courte bibliographie sur la géographie de l'enfermement

 

 

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