Deuxième billet concernant la géographie du harcèlement scolaire, à l'occasion de la journée nationale de lutte contre le harcèlement à l'école du 7 novembre 2019. Après quelques réflexions géographiques sur lé géographie d'une violence mondiale, ce billet propose quelques pistes de réflexions sur l'ancrage du harcèlement scolaire dans les territoires du quotidien de l'élève. Il postule que la géographie a, elle aussi, des choses à dire pour cerner cette violence scolaire.
Le harcèlement scolaire dans les territoires du quotidien : géographie d'une violence "ordinaire"
Les conséquences du harcèlement scolaire sont souvent analysées au prisme de la psychologie, mais une approche géographique permet de compléter ces analyses, dans la mesure où cette violence s'ancre dans les territoires du quotidien pour les élèves au point de transformer leur habiter.
L'établissement scolaire (école, collège, lycée) constitue pour les élèves un territoire du quotidien où ils passent une grande partie de leur journée (environ 8h pour une journée dans la semaine, c'est-à-dire la moitié de leur temps éveillé). L'établissement scolaire doit donc constituer, pour le bien-être des élèves comme pour favoriser leurs apprentissages, un espace-sanctuaire où ils devraient pouvoir se concentrer sur leur "métier" d'élève (éventuellement en laissant, au seuil de l'établissement scolaire, les difficultés personnelles). S'il est évident que cette appréhension de l'ensemble de l'établissement scolaire comme un espace-refuge n'est pas unanime chez les élèves (notamment la salle de classe pour ceux qui souffrent de difficultés scolaires, voire se trouvent en situation de décrochage scolaire), certains lieux constituent pour les élèves des espaces importants de sociabilisation, à commencer par la cour de récréation. Les violences scolaires redessinent totalement ce rapport à l'espace, au point de transformer, dans l'espace vécu des élèves qui en sont victimes, cet espace de détente et de sociabilisation en territoire du danger. C'est d'autant plus le cas du harcèlement scolaire, dans la mesure où cette violence scolaire spécifique repose sur la répétition des actes. La cour de récréation devient alors un espace où les harceleurs peuvent facilement rendre "invisibles" (aux yeux des adultes) leurs agressions. C'est d'autant plus le cas quand la cour de récréation est constituée de plusieurs petits espaces (difficiles donc à contrôler en continu dans leur totalité) ou lorsque l'établissement scolaire accueille un très (trop ?) grand nombre d'élèves. La dispersion et la foule sont ainsi deux facteurs qui rendent difficiles la surveillance de la cour de récréation et le repérage des élèves en situation de harcèlement scolaire. Les difficultés de la sécurisation de cet espace viennent aussi du nombre de personnes affectées à la vie scolaire d'un établissement (C.P.E. conseiller principal d'éducation et A.E.D. assistant d'éducation).
Les claques, film de sensibilisation du dispositif "Non au harcèlement"
Ministère de l'éducation nationale et de l'enseignement supérieur, novembre 2015.
Le film de sensibilisation Les claques montre bien cette modification de l'espace vécu pour l'élève harcelé : dans les premières minutes, on voit la victime du harcèlement dans la cour de récréation d'un lycée, qui semble morcelée en blocs, où les adultes sont absents. Les harceleurs sont ainsi "libres" de leurs agressions, dans un espace qui est devenu, au quotidien, un territoire du danger pour l'élève harcelé.
On retrouve également cette représentation de la cour de récréation comme territoire du danger dans le jeu sérieux Stop la violence : proposant trois parcours, les élèves sont amenés à enquêter pour savoir ce qu'il est arrivé à Leïla, Enzo et Antoine. La recherche d'indices s'effectue toujours dans deux lieux : la cour et la salle d'informatique pour Leïla victime d'une rumeur malfaisante, le terrain de basket et sa chambre pour Enzo victime de discrimination, l'arrêt de bus et la salle de classe d'histoire-géographie pour Antoine victime de racket. C'est bien l'espace scolaire dans sa totalité qui est concerné par le harcèlement, qu'il s'agisse de l'ensemble des lieux de l'établissement scolaire (dont la cour de récréation), mais aussi des entre-deux (l'arrêt de bus) et même l'espace domestique (nous y reviendrons plus loin dans le billet).
La cour de récréation, un espace de l'enquête portant sur le harcèlement scolaire subi par Leïla dans le jeu sérieux Stop la violence.
Dans les deux cas du jeu Stop la violence et du film de sensibilisation Les claques, la salle de classe elle aussi est donnée à voir comme un espace qui ne joue pas son rôle d'espace-refuge pour la victime de harcèlement. Le film Les claques montre une salle de classe comme un espace où la surveillance et la protection des élèves ne peuvent être que partielles, ne serait-ce parce que l'enseignant, s'il bouge et occupe sa salle pendant les activités des élèves, a parfois le dos tourné lorsqu'il écrit sur son tableau. De plus, l'attention ne peut être portée sans discontinu sur l'ensemble des élèves, lorsque l'enseignant aide un élève à avancer dans une activité par exemple. Rappelons que si la discipline fait partie du rôle de l'enseignant, son métier est d'instruire ses élèves, et non de les "garder", ce qui implique des mouvements qui ne sont pas seulement centrés sur la gestion de la classe. Ces "temps intermédiaires" peuvent rapidement être investis par les élèves harceleurs, comme le montre le film Les claques.
Dans des situations plus extrêmes, l'enseignant peut être un témoin passif du harcèlement, soit par le déni de la situation (on entendra, à ce propos, que "les élèves ne m'ont pas parlé de violence entre eux, donc il n'y en a pas, c'est bon, la situation est gérée", témoignant de la difficulté pour l'adulte de percevoir l'ensemble d'une situation pour laquelle il n'a accès que des bribes), soit par dépassement dans un contexte personnel et professionnel (burn-out, mal-être enseignant) ou social (acceptation sociale de la violence scolaire). C'est cette dernière situation que met en scène le manga A silent voice (Yoshitoki Oima, 2013 au Japon, 2015 en France, 7 tomes, paru en français chez Ki-Oon). L'histoire narre la vie scolaire de Shoya Ishida qui, dans la dernière année de l'école primaire, harcèle Shoko Nishimiya, une nouvelle élève sourde. De petits jeux en rejet le plus profond, Shoya entraîne le groupe-classe à participer à ses pitreries qui deviennent rapidement du harcèlement contre Shoko, qui n'a pourtant de cesse de faire des efforts pour s'intégrer. La cour de récréation n'est pas le seul "terrain de jeu" du harcèlement mené par Shoya, suivi par le groupe-classe, fortement complice (les amis de Shoya sont des témoins actifs, dans la mesure où ils s'amusent du harcèlement de Shoya, et souvent le poussent à aller plus loin dans ses agressions) : le manga nous donne à voir la salle de classe comme un territoire du danger pour Shoko. Loin d'être un arbitre ou un protecteur, l'enseignant est le plus souvent indifférent à ces agressions, dont il est tout à fait conscient. La violence scolaire est poussée à son paroxysme au moment où l'enseignant de la classe se moque ouvertement d'une intervenante extérieure venue pour apprendre le langage des signes aux élèves de la classe afin de favoriser l'intégration de Shoko dans celle-ci. La situation fictive ici est extrême, d'autant que l'enseignant essaie dans les premières planches de raisonner Shoya, mais elle montre bien la violence que peu faire subir le groupe-classe, et de facto la violence vécue dans la salle de classe elle-même, véritable territoire du danger pour les victimes.
Quelques planches extraites du premier tome du manga A Silent Voice
(voir la page de l'éditeur français pour lire les 25 premières pages du manga)
L'établissement scolaire dans sa totalité mais aussi ses abords, comme par exemple l'abri de bus (qui sont d'autant plus vécus comme des territoires du danger par les victimes que ce sont des espaces qui échappent à la surveillance des adultes de l'établissement scolaire, mais aussi des familles), sont donc de véritables territoires du danger dans cette géographie vécue par les victimes du harcèlement scolaire. À l'inverse, ils sont vécus comme des espaces de transgression aux normes et aux règles par les harceleurs, leur donnant un sentiment de "toute puissance". Pour ces derniers, le rapport de domination les enferme dans une logique de peur (tout comme pour leurs victimes) : ne plus être le harceler (donc le dominant) fait prendre le risque de devenir le harcelé (donc le dominé, la victime). Cette logique de peur les pousse le plus souvent à accentuer leur harcèlement au lieu de s'en lasser (réaction qu'espèrent les victimes lorsqu'elles se murent dans le silence : "si je ne parle pas, ça va s'arrêter").
Cette peur transparaît fortement dans le manga A silent voice : ainsi, Shoya se retrouve, du jour au lendemain dans la position du harcelé. Au moment où la violence devient trop forte, il se retrouve "lâché" par ses camarades de classe, y compris ceux qui participaient activement au harcèlement, qui, ne voulant pas être accusés et punis eux aussi, "témoignent" avoir voulu stopper ses agissements, avoir été choqués par ses actes, ne pas avoir participé à cette violence... Shoko a quitté l'école pour une autre, et Shoya se retrouve seul, isolé, malmené, moqué. De harceleur, il est devenu le harcelé. Son isolement et la répétition des brimades n'ont de cesse pendant le reste de sa scolarité. On le retrouve désespéré quelques années plus tard, prêt à se suicider, se sentant à la fois isolé et coupable, dans une situation émotionnelle dont il n'arrive pas à se sortir. L'isolement de la victime dans l'établissement scolaire est judicieusement montré dans le manga (tout comme dans le film d'animation sorti en 2018 en France qui reprend le même procédé), Shoya traversant des couloirs où tous les autres élèves ont le visage recouvert d'une grosse croix.
L'habiter du harcelé dans son établissement scolaire : un isolement extrême au coeur de la foule scolaire
Extraits du film d'animation A silent voice (Naoko Yamada, 2018 en France)
Dans le cas de Shoya, la chambre devient un espace-refuge : l'espace domestique y est montré comme un espace-temps d'apaisement, loin des brimades, mais aussi un espace-temps insuffisant, car il n'ose se confier à sa mère ou à sa soeur. Cet espace de l'évasion ne lui permet pas de retrouver des émotions positives, au point de préparer et d'organiser son suicide, au début du tome 1.
Plus encore, avec l'avènement des réseaux sociaux et du cyberharcèlement, même l'espace-refuge qu'est la chambre de l'élève harcelé devient un territoire du danger : difficile d'échapper aux rumeurs, menaces, médisances qui sont publiées sur les réseaux sociaux. La chambre est alors pénétrée de plein fouet par le harcèlement scolaire, qui déborde très nettement les seuls espaces de l'établissement scolaire. Cette thématique est abordée dans le jeu pédagogique Stop la violence : Leïla (parcours n°1) reçoit des messages désagréables sur son profil de réseau social ; et des élèves se moquent du comportement d'"intello" d'Enzo (parcours n°2) sur son blog. Avec les réseaux sociaux, le harcèlement scolaire envahit donc tous les territoires du quotidien, ne laissant plus aux victimes le moindre espace-refuge. La violence vécue n'en est que démultipliée.
Les réseaux sociaux, un moyen de harceler dans tous les territoires du quotidien et d'empêcher la victime d'avoir le moindre espace-refuge
Captures d'écran du jeu pédagogique Stop la violence.
Ainsi, la géographie a des choses à dire sur le harcèlement scolaire : elle ne permet pas seulement d'identifier cette violence comme une réalité mondiale, elle permet aussi et surtout d'appréhender l'habiter des victimes, de comprendre la mécanique d'isolement social mais aussi spatial, de montrer les spécificités de cette violence scolaire qui n'est pas seulement définie par la répétition des agressions (verbales, physiques, psychologiques), mais aussi par l'isolement de la victime (ce qui la différencie d'autres formes de violences scolaires).
Fiche réalisée par Bénédicte Tratnjek pour le dispositif "Sentinelles & Référents" du collège Michel Servet (Annemasse, France)
voir d'autres ressources sur le harcèlement scolaire sur la page du dispositif
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