· 

Géographie du harcèlement scolaire : une violence mondiale (1/2)

Pistes de réflexions géographiques autour de la journée nationale de lutte contre le harcèlement à l’école (7 novembre 2019).

 

Depuis quelques années, le Ministère de l’éducation et de la jeunesse français a lancé une journée « Non au harcèlement » (premier jeudi à la reprise des vacances de la Toussaint). Les chiffres pour la France sont effarants : un élève sur dix est victime de harcèlement au cours de sa scolarité (en primaire et/ou dans le secondaire). S’il est parfois difficile pour les élèves les plus jeunes de faire la différence entre des cas de harcèlement et d’autres formes de conflits entre pairs, les chiffres montrent tout de même l’ampleur de la souffrance que peut générer l’école comme territoire du quotidien pour des élèves démunies face à des violences parfois invisibles pour les adultes qui les entourent (famille comme personnel des établissements scolaires). Ces initiatives tendant à sensibiliser l’ensemble des acteurs de la scolarité (les élèves eux-mêmes, l’ensemble des personnels des établissements scolaires, les familles, mais aussi les partenaires tels que les associations, les maisons des jeunes, etc.) mettent particulièrement en avant les aspects psychologiques 


Le harcèlement scolaire : une violence mondiale

En 2018, le site Atlasocio publie un article intitulé "Harcèlement scolaire : 130 millions de victimes à travers le monde", dans lequel est énoncé le chiffre d'un adolescent sur trois qui, dans le monde, a été victime de harcèlement. Autre chiffre avancé, celui du rapport A Familiar Face: Violence in the lives of children and adolescents de l'UNICEF (2017) : "environ 3 jeunes adolescents sur 10 (17 millions) dans 39 États d’Europe et d’Amérique du Nord reconnaissent avoir harcelé d’autres élèves à l’école". En France, le chiffre avancé par le Ministère de l'éducation nationale et de la jeunesse évoque 1 élève sur 10.

 

La différence entre les chiffres met en évidence deux phénomènes :

  • La question de la comparabilité des chiffres entre les territoires : que comptabilise-t-on quand on parle de harcèlement ? Lorsqu'il s'agit des violences scolaires, la catégorisations dépend de l'acception des termes telle qu'elle est entendue par les instances et les chercheurs d'une part, mais aussi telle qu'elle est vécue par les victimes de violence qui portent les mots sur leur vécu tels qu'ils se les définissent. Difficile dès lors d'établir des chiffres précis, dans la mesure où certains enfants et jeunes victimes de harcèlement ne le signalent (logique découlant du processus d'isolement de la victime), tandis que d'autres parlent de "harcèlement" quand il s'agit d'autres types de conflits entre pairs (dont il ne s'agit certainement pas de minimiser la violence, mais bien de les identifier comme relevant d'autres mécaniques).
  • Une violence mondialisée mais d'une intensité inégale dans le monde : Le site Atlasocio a proposé quatre cartes, dont une produite du harcèlement scolaire dans le monde en 2016 d'après les données provenant des enquêtes HBSC et GSHS menées par l'OMS, présentées sur leur site comme "entièrement comparables en termes de méthodologie", et une carte montrant l'évolution du phénomène dans le monde entre 2006 et 2016 "regroupant l'ensemble des enquêtes traitant du phénomène de harcèlement scolaire à l'échelle globale et/ou régionale" pour laquelle la comparabilité entre les pays est plus relative. Dans les deux cas, les cartes montrent, par un dégradé de couleur, l'ampleur du phénomène selon les déclarations des adolescents de 13 à 15 ans dans chaque pays. De nombreuses données sont absentes et la relativité de la comparabilité est importante, tant dans les pays la représentation de ce qui fait harcèlement (par rapport à d'autres types de violences scolaires) peut varier. Néanmoins, on peut constater que le harcèlement scolaire concerne plus de 20 % des adolescents selon leur déclaration dans une très grande majorité des pays pour lesquels les données existent. Sur ces cartes, on voit apparaître la France parmi les pays où les cas de harcèlement scolaire concernent 31 à 40 % des adolescents. Le site a également publié deux cartes (l'une pour 2010, l'autre pour 2014) qui inversent le regard : la part des adolescents déclarant avoir été agresseurs en Europe. Là encore, l'ampleur du phénomène est remarquable. En France, selon ces données, 31 à 40 % des adolescents reconnaissent avoir agressé au moins un autre élève. Dans les deux cas (cartes des déclarations des victimes et des agresseurs), l'ampleur du phénomène apparaît massive, mais inégalement répartie. On note tout d'abord une forte corrélation entre le pourcentage de victimes et le pourcentage d'agresseurs. De plus, cette géographie du harcèlement scolaire montre des cartes à l'échelle du monde qui "dénotent" avec la fracture "Nords/Suds" qui apparaît souvent sur les cartes du développement (qui ne prennent plus seulement en compte le développement économique, mais aussi la part des inégalités dans la société, et de plus en plus la part de bien-être des populations). Cette géographie mondiale du harcèlement scolaire brise l'idée (fausse pour bien d'autres aspects) d'un bien-être reposant sur la seule explication du développement. L'hypothèse la plus plausible pour expliquer cette inégalité intensité du harcèlement scolaire dans le monde vient de l'intervention des acteurs publics dans des politiques de lutte contre le harcèlement scolaire.

Quelques faits sont tout de même assez étonnants sur ces cartes, et corroborent l'idée que la définition même de ce qui fait harcèlement dans chaque pays intervient très fortement dans le recueil de données qui reposent sur le vécu des élèves. Un exemple : le Japon, qui apparaît dans les pays "bons élèves", avec moins de 20 % des adolescents déclarant avoir été harcelé sur la carte 2006-2016. Notons tout d'abord que les données sont absentes pour la carte de 2016 construites avec les seules données des enquêtes HBSC et GSHS menées par l'OMS qui permettraient une réelle comparabilité entre les pays. Les données proposées dans la carte 2006-2016 proviennent donc d'une autre source, et ainsi d'une autre méthodologie. C'est certainement pour cela qu'un chiffre étonnant apparaît. La mise en garde méthodologique du site Atlasocio prend ici tout son sens et rappelle combien produire une carte n'est pas neutre et combien la production des chiffres elle-même peut présenter des biais méthodologiques : "ces données issues de différents organismes doivent être appréhendées à titre plus « informatif » que « scientifique », la définition de « harcèlement » variant selon les études".

 

Pourquoi un chiffre étonnant pour le Japon ? Quiconque lit un peu les mangas et les films d'animation japonais, formes artistiques que l'on peut envisager comme des reflets des préoccupations de la société japonaise, connaît l'imposant poids de la thématique du harcèlement scolaire. Dans les mangas et les films d'animation japonais que l'on qualifiera ici de "réalistes" (dans le sens où ils ne font pas intervenir la fantaisie ou la science-fiction, mais s'appuient sur des scènes de vie qui se veulent "ordinaires"), le harcèlement scolaire est non seulement récurrent, mais surtout montré comme "ordinaire" dans les écoles japonaises. Plus encore, la violence du système éducatif y est souvent montrée par l'indifférence d'une grande partie du corps enseignant qui se dérobe face au harcèlement scolaire, quand il n'y participe pas directement. Les adultes sont souvent des témoins passifs (qui voient mais ne disent et ne font rien), voire parfois comme des harceler eux-mêmes. Autre fait surprenant pour le lecteur/spectateur autour de cette violence scolaire qui semble "ordinaire" au Japon : l'acceptation totale de cet état de fait par les élèves. Pas le célèbre "ça s'fait pas" des cours de récréation et salles de classe française, par lequel les élèves expriment toute situation qu'ils trouvent inacceptable, depuis l'histoire de l'esclavage jusqu'à la date de leur prochaine évaluation. Les élèves dessinés semblent résignés à cette situation où le harcèlement est montré comme "ordinaire". Dans cette perspective, l'isolement des victimes est une hypothèses probable à un silence total au point de ne pouvoir se déclarer comme telles dans des enquêtes, surtout pour des enquêtes sur les jeunes eux-mêmes, concernés dans leur quotidien par ces violences.

 

La définition de ce qui fait le harcèlement scolaire est donc un enjeu majeur pour chiffrer, mais surtout pour agir avec les outils adéquats contre le harcèlement scolaire. La géographie en est un outil, trop peu mobilisé à mon sens : regarder le harcèlement scolaire dans les territoires du quotidien permet de cerner ce que cette violence a de spécifique (une fois encore, sans nier l'importance et les conséquences des autres violences scolaires ! mais un diagnostique précis permet de mieux agir). Ce sera l'objet du prochain billet sur ce sujet (voir l'ensemble des billets sur le harcèlement scolaire).

 

Affiches réalisées par Mme Tratnjek pour le dispositif "Sentinelles & référents" du collège Michel Servet (Annemasse, France) à l'occasion de la journée nationale de lutte contre le harcèlement scolaire (voir l'ensemble des ressources mises à disposition de tous par le dispositif).

Écrire commentaire

Commentaires: 0